« …Dans un premier temps, le processus déclenché en 1963 s’est traduit, dans la vie économique, par une extraordinaire dilapidation des ressources de l’État. Tout le pays fut réduit au rang d’un territoire conquis, où les nouveaux maîtres du pouvoir réel agissaient en véritables prédateurs, puisant sans réserve dans le trésor public pour leur enrichissement personnel et celui de leurs entourages immédiats. La confiscation ouverte de l’appareil d’État en 1967 légitimait quasiment ces pratiques. Les manifestations les plus brutales rendaient le champ d’autant plus libre que l’équipe installée avait le contrôle absolu des sources de revenu de l’État. A tel point que, dès le début des années 70, la situation des finances publiques était devenue réellement critique. Le second plan dut être pris en charge pour l’essentiel par « l’Aide » étrangère.
L’amélioration inattendue du prix du café, du cacao et des phosphates sur le marché mondial à partir de 1973 apporta une manne providentielle. L’afflux inespéré de cet argent frais débrida littéralement les appétits, au lieu d’orienter les pratiques vers une élévation de la capacité de production et du pouvoir d’achat des masses rurales et urbaines. Le pays entier fut plongé dans un climat euphorique où tout fut permis, et où la dilapidation des derniers publics devint un moyen de survie pour le régime. Détournements sans vergogne, distribution d’argent aux « animateurs », aux étudiants, aux femmes, aux nombreux agents de renseignement… Le trésor public devint le coffre-fort personnel du chef de l’État.
Ce fut également l’époque la plus brillante des opérations financières scandaleuses, avec la complicité active de promoteurs étrangers sans scrupules. L’État s’engagea alors, avec cette légèreté qui est le propre du régime, dans des réalisations sans viabilité économique, et qui allaient se révéler peu après comme une source intolérable d’endettement public.
La dette extérieure passera de 734 millions de dollars en 1978 à 1 222 millions en 1987. Mais la hausse des cours des matières premières sur le marché mondial fut tout à fait conjoncturel. Et c’était pourtant si évident ! Les craquements devinrent déjà perceptibles à partir de 1975, avec l’effondrement du cours des phosphates et la chute incessante du cours du dollar. Dés 1980, le Togo passa virtuellement sous la coupe réglée de la Banque mondiale. Le niveau de la dette était bien au-delà de la capacité d’endettement de l’État. Et à partir de 1982, toute la pratique politique et sociale tendra à faire du pays « un bon élève » du FMI, afin de bénéficier de rééchelonnements supplémentaires et de nouveaux crédits.
Tout le pays fut encore plus durement que jamais sous le diktat de l’étranger, avec la politique d’ajustement structurel imposée par la Banque mondiale, et que d’autres pays du monde s’efforçaient au même moment d’épargner à leurs peuples. Un arbitraire plus intolérable, une répression plus arrogante, l’étouffement de toute initiative, un mépris et une marginalisation complète de la société civile, en même temps que son embrigadement pour le culte de la personnalité… Ce furent les mesures inévitables d’accompagnement de cette politique d’ajustement structurel.
Le bilan de cette politique économique est une suite de désastres et d’errements. Le taux de réalisation du second plan fut dérisoire, comme celui du troisième plan. Quant au quatrième, il fut simplement supprimé, et remplacé par un système de programmation à court terme. Toute l’économie nationale passa sous la gestion d’experts étrangers. L’appareil de production industriel fut bradé au profit de sociétés privées étrangères. Le secteur agricole fut abandonné à l’initiative d’organismes étrangers, publics, internationaux ou non gouvernementaux. L’État n’investit guère. Parce que le produit social va prioritairement au remboursement de la dette. Et à l’entretien de l’appareil de répression. L’économie du pays est plus dépendante que jamais. Elle est redevenue en fait une économie coloniale.
La situation présente de l’économie togolaise est la contrepartie logique de la nature du pouvoir politique en place. Si les mécanismes de prise de décision n’étaient pas ceux d’un régime à pouvoir personnel où un seul individu décide, et où personne n’ose prendre des initiatives, pour « éviter des ennuis », si au contraire ces mécanismes étaient fondés sur un débat public, sur des principes qui encouragent l’initiative, et surtout s’ils étaient soumis à un contrôle démocratique, un contrôle exercé par le peuple par l’intermédiaire de ses représentants authentiques dans un climat de liberté, ni la Raffinerie de pétrole, ni l’Aciérie, ni Togotex n’auraient été créés dans les conditions où elles le furent, pour devenir aujourd’hui des charges sur le dos du peuple, et une pâture pour des intérêts étrangers. Pas plus que Togoroute, ou ces tracteurs Ebro dont le ministre de l’Agriculture lui-même n’était pas partie prenante à la décision d’achat.
Les ressources destinées au développement agricole n’auraient pas été si imprudemment consacrées au seul secteur d’exportation ou à des agro-industries à objectif exclusivement exportateur, aux dépens de la transformation si indispensable des conditions de la production paysanne et de la vie rurale. Il est inadmissible que, dans un pays où 11 % seulement des terres agricoles sont cultivées, et où la population des campagnes est pourtant si nombreuse, les importations alimentaires soient passées de 6 000 tonnes de céréales en 1974 à 66 000 tonnes en 1986, alors qu’au même moment, le chef de l’État se félicite d’avoir donné des milliers de tonnes de maïs au Sahel. Une démagogie indécente.
La fuite en avant dans laquelle le régime se complait depuis plus de vingt ans ne conduit le pays nulle part. Elle représente un danger pour l’avenir. Le Togo n’a pas le droit de vivre au jour le jour, et au-dessus de ses moyens, en s’accrochant à n’importe quoi. Il est riche de cadres capables de réfléchir et d’organiser. II est en mesure d’édifier l’économie sur des bases saines, avec une utilisation plus raisonnable des ressources et des moyens dont il dispose. C’est la seule façon d’éviter aux générations de demain les misères et les humiliations dont le peuple fait aujourd’hui les frais sous ce régime.
Il faut changer les pratiques économiques dans le pays…«