La longue crise du Car a laissé des traces. L’un des plus proches collaborateurs d’Agboyibo a quitté le parti pour aller créer sa propre organisation. Une déchirure, avec toute sa charge de violence dans la direction du CAR. Rien de surprenant. L’opposition togolaise en a vu d’autres. On a vu en effet le cas de la direction de l’UFC il y a 5 ans, sans compter d’autres cas moins spectaculaires depuis 1991. Que la même chose arrive au sein de la direction du CAR moins de deux ans après ces présidentielles de 2015, ne devrait pas surprendre. Mais il doit faire réfléchir dans la mouvance de l’opposition.
Le dénouement on ne peut plus violent, la création de ce nouveau parti et surtout la rapidité de son apparition sur la scène publique avec tous ces oripeaux qui l’y annoncent comme le grand parti du jour, soulèvent nombre de questions auxquelles on n’a pas ici la prétention d’apporter des réponses. Elles sont trop graves dans le contexte de ce troisième mandat de Faure Gnassingbe pour qu’on les néglige, ou qu’on se permette d’y surfer rapidement pour passer à autre chose. Cela veut dire qu’elles appellent une réflexion approfondie pour clarifier, au besoin pour redéfinir les concepts et les expressions qui ont meublé jusqu’à présent le discours politique au sein de l’opposition. Et bien entendu pour revoir également l’orientation de la politique d’opposition conduite jusqu’à présent.
Interrogé sur la chaîne LCF au sujet de son nouveau parti, Dodji Apévon a répondu qu’Agboyibo ne veut plus de lui au CAR, et ceci depuis 2011 a-t-il précisé. L’échec de plusieurs dialogues pour renouer les relations distendues l’aurait poussé à quitter le parti. Beaucoup de membres du CAR lui auraient alors conseillé de créer son propre parti. Ce qu’il vient de faire.
Dans la foulée et avec une sorte d’amertume, Apévon révèle au public ce qu’il appelle « le mal de l’opposition ». Et il explique : « ses partis n’ont aucun intérêt pour le pays et le peuple mais seulement pour eux », y compris le CAR, précise-t-il. « Les leaders de l’opposition n’éprouvent que de la haine entre eux-mêmes pour le pouvoir ». Et, comme nombre de ceux qui ont déjà déserté le CAR l’ont dit à qui mieux mieux, Apévon proclame à son tour que « l’opposition doit demander pardon au peuple ».
Aux journalistes qui voulaient connaître les objectifs du nouveau parti, Apévon déclare vouloir « provoquer le réveil du peuple par des tournées », et produire « un électrochoc au sein de l’opposition pour aller vers de sincères volontés de changement, sans calcul politicien ». Enfin, à ceux qui veulent connaître la ligne politique de son nouveau parti, Dodji Apévon décline : « Ouverture, Franchise, Honnêteté ». Trois mots.
Pour permettre de mieux cerner la crise et son dénouement, mais aussi comprendre Dodji Apévon au-delà de ses propos, il aurait fallu faire une présentation rapide du parcours politique et professionnel d’Agboyibo et de celui qui, de toute évidence, est devenu désormais son ennemi politique de premier rang. Mais exposer ces parcours respectifs risque d’allonger ces lignes plus qu’il ne faut.
Juste quelques constats pour avancer, même s’ils risquent de ne pas beaucoup plaire. Le CAR fait partie des formations politiques créées dans la précipitation après la proclamation du multipartisme en avril 1991. L’enjeu était alors la participation à la conférence nationale. Les chefs des partis ainsi créés, de même que ceux qui avaient, de près ou de loin participé aux assises en qualité de « personnalités », étaient convaincus que les choses allaient se passer dans la Salle Fazao (le lieu de la conférence) comme elles se sont passées quelques mois plus tôt à la conférence nationale béninoise. Comme Kérékou, Eyadema partirait à l’issue des assises. Les grilles de la présidence s’ouvriraient alors. Et parmi les leaders des partis d’opposition en rang dans la course pour le pouvoir, celui qui serait en meilleure position n’aurait plus qu’à rentrer pour prendre le fauteuil présidentiel.
Agboyibo avait en effet énoncé dans son livre (Combat pour un Togo démocratique, éditions Karthala, 1999) le principe suivant lequel les partis d’opposition (en réalité les chefs de ces partis), devront engager entre eux une compétition pour conquérir le pouvoir, chacun pour lui et contre tous ses concurrents. Tous les chefs des partis créés en 1991 (et après) se sont ainsi engagés corps et âme dans la folle course pour le pouvoir, en se donnant forcément des coups de coudes sur la base de ce désastreux principe.
Pourtant, dès 1991, des voix n’ont pas cessé de s’élever du sein de la masse des opposants pour demander « l’union de l’opposition ». Et des partis d’opposition (rares il est vrai) n’ont pas arrêté de faire comprendre à l’opinion que, tant que les partis d’opposition (ou du moins quelques-uns parmi eux) n’accepteront pas de se mettre ensemble pour se donner une politique d’opposition commune sur la base d’un objectif minimum commun, ne serait-ce que pour un temps, le changement continuera d’être un objectif inaccessible pour l’opposition toute entière. Dès avant la conférence nationale, le principe de la compétition entre partis d’opposition pour le pouvoir avait ainsi engagé le processus de démocratisation dans un sens, qui est un véritable contresens par rapport aux aspirations du peuple descendu dans la rue en 1990.
Parmi les partis d’opposition de ce courant engagé dans la ruée pour le pouvoir, et à l’exception de ceux d’entre eux dont la fonction politique cachée est de semer la confusion et le doute dans les esprits, le CAR est le parti qui a toujours adopté et défendu les positions les plus conservatrices tout au long de la lutte contre le régime de dictature, et avec une capacité manœuvrière hors paire. Le FAR (Front des Associations pour le Renouveau) avait déjà adopté une politique conservatrice avant sa transformation en parti d’opposition (le CAR, Comité d’Action pour le Renouveau) après la proclamation du multipartisme en 1991. Avant même le début de la conférence nationale, parmi les leaders opposants engagés dans la course pour le pouvoir, Agboyibo et Kodjo s’affichaient, le premier à la tête du CAR et le second à la tête de l’UTD, comme étant des « modérés », contre ceux en qui ils voyaient des « extrémistes », au premier rang desquels Gilchrist Olympio.
Quant à Dodji Apévon, il n’est pas arrivé au CAR en 2011. Il était membre du parti dès les premières heures de sa création. Ses relations particulières avec Agboyibo depuis les années 80 laissent penser qu’il était un membre dévoué du FAR, l’association-tremplin politique d’Agboyibo. Apévon est resté fidèle à Agboyibo à travers le FAR et le CAR pendant plus de 25 ans. A aucun moment de ce long parcours, il n’a jamais remis en cause ni la personne de son maître, ni la pratique politique au sein du CAR. Il a soutenu et travaillé dans le sens du principe de la compétition entre les partis d’opposition pour le pouvoir. Il ne semble pas avoir jamais mis en cause l’idée de la « cogestion » du pouvoir, idée qui, en réalité, n’est pas si éloignée de celle du « partage du pouvoir » publiquement lancée par Gilchrist Olympio en 2010 pour obtenir l’entrée de l’UFC dans le gouvernement de Faure Gnassingbe.
Que s’est-il donc passé depuis 2011 ? Pourquoi Agboyibo ne veut-il plus d’Apévon dans le CAR à partir de cette date, comme l’affirme ce dernier ? Le différend, qui l’oppose aujourd’hui à son mentor d’hier, est-il de nature politique, ou s’agit-il seulement d’un banal conflit de personne ? Rien n’apporte une réponse claire à ces interrogations. On ne trouve rien dans ce sens ni dans le déroulement de la longue crise au sein de la direction du parti, ni dans les rencontres successives des instances du parti depuis juin 2016, pas plus qu’au congrès constitutif du nouveau parti.
Les propos mêmes d’Apévon suscitent une foule d’interrogations sur des mots, des expressions, même des idées qu’il émet. Par exemple l’idée suivant laquelle « l’opposition doit demander pardon au peuple ». A quoi répond cette idée, qu’il reprend à la suite de nombre de ceux qui avaient quitté le CAR avant lui ? Que désigne-t-il par « l’opposition » ? A quoi s’oppose le CAR dans lequel il a milité pendant plus de 25 ans ? Opposition pour quoi faire ? Et que désigne-t-il par « le peuple » ? Qu’est-ce que Apévon met derrière le mot « changement » dans le contexte de la politique d’opposition conduite jusqu’à présent ? Qu’entend-il par « ouverture » ? Ouverture du nouveau parti vers qui ? Agboyibo ? Jean Kissi ? Jean-Pierre Fabre ? Faure Gnassingbe ? Ou les partis qui ont assisté au congrès fondateur de la nouvelle formation ?…
Il ne faut pas voir dans ces questions des critiques, mais plutôt autant de pistes de réflexion pour clarifier le discours politique ambiant. Plus que la crise de la direction de l’UFC (2010), celle de la direction du CAR et son dénouement offrent une excellente occasion de mener cette réflexion.
Lomé, 15 décembre 2016