Si les Évêques du Togo ont senti le besoin d’écrire aux citoyens togolais la lettre pastorale du 26.04.2016, ce n’est certainement pas pour se contenter de donner des directives. C’est sûrement aussi pour proposer des idées novatrices, avec sans doute, le souci fort compréhensif de susciter un débat politique démocratique sur les voies et moyens d’arriver à sortir le pays de l’enlisement continuel.
Hypocrites dialogues, ambigües médiations
Le problème politique togolais est clair, même s’il n’est pas simple. La population descendue dans la rue en octobre 1990 revendique la fin du régime militaire despotique pour permettre la mise en place d’institutions démocratiques de nature à faire progresser les conditions de vie du plus grand nombre. En réponse à la revendication du peuple, le régime déclenche alors la répression, et affiche sa détermination à briser toute tentative visant un changement en profondeur.
Se créent ainsi deux camps, celui du régime et le camp de cette majorité qui veut le changement démocratique, et qui forme dès lors l’opposition. Deux camps opposés par conséquent, avec des positions politiques en réalité inconciliables, parce que contradictoires, incompatibles par nature. Le fond du problème politique togolais réside dans cette incompatibilité de deux positions politiques contraires, traduisant deux visions irréconciliables du devenir du pays.
Autant on peut réconcilier deux individus, deux familles, deux groupes humains aux intérêts opposés, autant il est impossible de réconcilier deux natures opposées, de faire l’accord entre la liberté et la sujétion, entre la justice et l’arbitraire, entre l’État de droit et l’État de non droit, entre la vérité et son contraire…
Souligner cette évidence n’est pas faire preuve d’une intransigeance coupable. Dans cette situation politique rendue de plus en plus confuse par les manœuvres du régime en place, et la politique d’opposition du courant majoritaire, accepter l’évidence est une question de cohérence avec soi-même en tant qu’opposant, et une question de responsabilité vis-à-vis de cette majorité qui refuse l’oppression dans toutes ses conséquences en termes « d’épreuves, de désordre, de déceptions amènes, de frustrations, de piétinements, de dissensions, etc. », comme le dit si bien la lettre pastorale.
Il est illusoire de vouloir réconcilier un régime politique de substance autocratique avec son opposition par des procédures de médiation ou de dialogue. L’interminable lutte du peuple togolais pour le changement démocratique en donne un grand nombre de preuves.
Aucun des 12 dialogues organisés de 1992 à 2006 (et les suivants aussi !) n’ont réussi à résoudre le problème politique togolais. L’APG issu du dialogue de 2006 n’est en réalité qu’un artifice monté avec la complicité de quelques partis du courant majoritaire de l’opposition, au profit du régime ; il en est de même de tous les autres dialogues ; ils n’ont conduit qu’à conforter le régime dans ses positions au détriment de l’opposition, au lieu d’ouvrir une voie crédible vers le changement.
Aucune des innombrables médiations offertes ou demandées tout au long du processus politique n’ont conduit qu’à des accords de singe. Le cas de la Communauté Sant’Egidio est symptomatique à cet égard. Cette Communauté a peut-être réconcilié la famille Gnassingbe et la famille Olympio. Mais elle laisse le problème politique togolais intact. Le seul intérêt de cette médiation est d’avoir, par son échec à trouver une solution à la crise politique togolaise, remis en évidence une réalité : le problème togolais n’est ni un problème de personne, ni un problème de famille, pas plus qu’il n’est un problème entre deux clans en train de s’entretuer ; c’est un problème de nature politique.
Enfin, les tâches de médiation si laborieusement accomplies par des hommes d’Eglise du Togo depuis la conférence nationale ont, sans aucun doute pour nombre d’entre elles, évité ou limité des drames humains ; elles méritent, pour cela, de la reconnaissance vis-à-vis de l’institution religieuse togolaise. Mais force est de reconnaître que ces tâches accomplies parfois avec bonheur et compétence n’ont pas, elles non plus, résolu le problème togolais ; si non, la lettre pastorale n’aurait aucune raison d’être.
Les hommes d’Eglise et la lutte d’opposition
La lettre pastorale semble pourtant donner la préférence à ces types d’approches de solutions que sont les médiations et les dialogues.
Il est hors de question de condamner ou de porter des critiques malveillantes. Le contenu de la lettre pastorale n’a rien d’une « forme d’opium qui endort la conscience des peuples [et] les empêchent de lutter pour leurs droits ». Au contraire, en appelant à la « responsabilité politique » ; en stigmatisant « l’irresponsabilité tranquille » ; en blâmant ceux qui « s’excusent de ne pas “faire la politique” » ; en proclamant haut et fort que les gouvernants « dépendent du peuple », et non le contraire ; en disant si simplement que « le peuple a le droit de savoir » ; surtout et au-dessus de tout, en faisant savoir si publiquement et sans détours qu’« il faut choisir son camp », la lettre pastorale a certainement contribué à élever la conscience politique moyenne dans le pays.
Il s’agit donc seulement d’examiner la réalité plus en profondeur, avec le souci de la mieux comprendre et d’agir ensemble plus efficacement.
Chaque Évêque togolais porte deux casquettes : une casquette d’homme d’Eglise, et une casquette de citoyen. Une casquette de citoyen parce que l’Evêque togolais est dans un pays où il vit, immergé au quotidien dans une société toujours fortement aux prises avec ses problèmes de démocratisation pour le développement. Il est à ce titre redevable par un contrat social vis-à-vis de sa société. Par contre, la casquette d’hommes d’Eglise lie les Evêques togolais à l’Église catholique romaine, par un contrat religieux. Ils sont tenus de respecter ce contrat religieux lors de leurs interventions dans la vie publique togolaise.
Sans doute, l’Evêque coiffé de sa casquette de citoyen intervient-il lui aussi dans le processus politique depuis 1990. Mais ses interventions n’apparaissent guère dans l’opinion, du fait de leur caractère personnel et individuel. Seuls, les interventions ou engagements conduits sous la casquette d’hommes d’Eglise y sont visibles. Dans le cas général, elles traduisent la nécessité pour les Évêques de les conformer le plus étroitement possible aux préceptes moraux de l’Église.
Mais ces préceptes religieux ont un caractère si général qu’ils n’ont guère de prise sur les situations politiques concrètes particulières. C’est le cas de la situation togolaise si pesamment dominée par un rapport de force. Si toutes les médiations et tous les dialogues conduits jusqu’à ce jour n‘ont pas réussi à trouver la bonne solution au problème politique togolais, c’est avant tout du fait de la nature particulière du régime et du fait de l’état du rapport des forces régime/opposition qui le commande.
Le rapport des forces
L’insurrection populaire d’octobre 1990 avait mis le rapport des forces en faveur de ce qui était devenu l’opposition dès cette époque, avec pour heureux résultats la proclamation du multipartisme, de la liberté de la presse et de la liberté d’association en avril 1991. Ce sont les premières et les plus grandes conquêtes démocratiques du peuple sur le régime autocratique.
Contrairement à ce que l’on a fait croire pour brouiller les pistes et tromper la vigilance, l’abolition du parti unique et la proclamation de ces premières libertés ne sont pas l’expression d’une quelconque manifestation de « bonne volonté » de la part du régime, ni d’un quelconque souci de ce dernier d’engager le pays dans la voie du changement vers la démocratie. Elles ne sont pas non plus imputables à l’action d’un « grand parti » d’opposition (il n’en existait pas à l’époque) ou d’un leader charismatique. Ce sont les résultats d’une pression du peuple, celle amorcée par l’insurrection populaire d’octobre 1990.
Mais depuis, il y eut les « Accords » du 12 juin (dont on dira à juste titre qu’ils n’engageaient que ses signataires (sic) [et non le peuple]), la conférence nationale (dans son principe et ses modalités opératoires), l’attaque de la primature (2 décembre 1991) et l’orientation électoraliste de la lutte d’opposition à partir de février 1992. La force de la répression et les déviances de la lutte d’opposition remirent le rapport des forces en faveur du régime. C’est depuis ce moment qu’a commencé la dégradation dont parle la lettre pastorale. L’opposition ne s’est pas relevée depuis. Son affaiblissement continuel, dû à la désorientation de la lutte d’opposition, ne lui a jamais permis de se remettre en position de faire évoluer l’état du rapport des forces en sa faveur.
Comment arrêter cette descente aux enfers ? A partir du moment où le rapport des forces est si massivement en faveur du régime, les médiations peuvent, à la rigueur, éteindre le feu ou panser des plaies ; mais elles n’ont pas de sens quant au problème politique concret. Et les dialogues, dans ces mêmes conditions, ne seront guère que de vaines agitations. Comment arriver à remettre le rapport des forces en faveur de l’opposition ? A défaut de mieux, comment arriver tout au moins à équilibrer les forces en présence (le régime et l’opposition) pour donner un sens minimum aux démarches fondées sur la médiation et le dialogue ?
Ce sont là les questions essentielles de l’heure. Elles appellent tous ceux qui veulent le changement démocratique à leur rechercher, non seulement des réponses pertinentes, mais aussi à se donner les cadres les plus appropriés d’organisation et d’action pour traduire ces réponses dans les faits. A cet égard, il faut revenir aux définitions du terme « politique », telles qu’elles sont formulées dans la lettre pastorale. Laquelle de ces définitions convient le mieux à la situation politique concrète du Togo ? Le « politikè » ou le « politikos » ? En son âme et conscience, lequel des deux l’Evêque coiffé de sa casquette de citoyen, peut-il recommander à ses fidèles ?
Lomé, le 31 juillet 2016
La Rédaction