I- L’éternelle réédition d’une pratique
Comme à la veille de chaque élection présidentielle depuis 1990, la question de la candidature unique a resurgi avec force à l’occasion du scrutin du 04 mars 2010. Et tout aussi tardivement que les fois précédentes. Elle mérite qu’on l’examine plus en profondeur pour l’avenir. Car, quelle que sera l’issue du scrutin de mars, l’opposition aura encore besoin d’un candidat unique.
Il faut commencer par le commencement. On a cherché un candidat unique à la dernière minute en 1993. Dans une situation de rivalités politiques absurdes entre partis d’opposition, de confusion entretenue et d’opacité politique totale, on avait fini par en trouver un. C’était, avait-on dit alors de façon totalement inexact d’ailleurs, “le candidat unique de l’opposition” : ses concurrents des autres partis de l’opposition ne voulaient ni le voir ni le sentir, et sont prêts à mettre autant de peaux de bananes qu’ils le pourront. C’est ça aussi la compétition entre partis d’opposition pour le pouvoir, quand le régime de dictature est encore là avec tous ses attributs.
Affublé de ce titre mensonger à quelques mois du scrutin de 1993, le prétendu “candidat unique de l’opposition” s’était bruyamment engagé dans la campagne électorale, comme si le problème de l’opposition à la veille de ce scrutin était une question de simple affichage politique. Il va se retirer quelques jours plus tard, faisant ainsi le lit du candidat du régime.
On a fait de même en 1998. La question est survenue sur le tard, dans le même climat de rivalités sournoises entre partis d’opposition. La nature et la composition de la Cour constitutionnelle créée en 1996, justement en prévision des présidentielles de 1998, laissaient clairement présager l’issue du scrutin. La CDPA-BT faisait alors partie du “Groupe des 8”. N’ayant pas pu convaincre au sein du “Groupe” qu’il valait mieux procéder à un boycott actif des élections, la CDPA-BT avait alors demandé que le “Groupe” se donne au moins un candidat unique. Elle avait reçu une raclée comme d’habitude, et tous les autres partis du Groupe avaient balayé la question du revers de la main.
Comment trouver un candidat unique de l’opposition dans ce climat de rivalités sournoises entre les 7 autres partis du “Groupe des 8” et ceux qui tentaient alors de former une sorte de pseudo alliance autour d’Agboyibo ? Finalement, dans l’un et l’autre des deux camps rivaux de l’opposition, tous les prétendants au fauteuil présidentiel à la place d’Eyadema se sont portés candidats, en sachant très bien que la Cour constitutionnelle ne dira pas le droit (c’était évident), et en sachant en plus qu’en se présentant chacun de son côté, ils divisaient l’électorat d’opposition, et de ce fait, permettaient à Eyadema de ressortir inévitablement des urnes égal à lui-même.
Sans doute la population a-t-elle voté plus massivement pour l’UFC en 1998 que pour chacun des autres candidats de l’opposition. Mais en réalité, les jeux étaient faits d’avance, et Seyi Memene, ministre de l’intérieur à l’époque, n’avait vraiment pas besoin de monter le grossier coup de force électoral du 24 juin 1998 pour que le régime continue de se maintenir au pouvoir.
Le cas des présidentielles de 2003 était encore plus grotesque. Les mêmes, qui s’estiment prédestinés pour succéder à d’Eyadema, se sont retrouvés dans la “Coalition des Forces Démocratiques (CFD)”, y compris des transfuges du RPT qui ont fraichement pris rang au sein de l’opposition sans jamais se déclarer faisant partie de l’opposition.
La CFD est une sorte de réédition du COD II, avec cette différence qu’elle est, plus que le COD II, un cadre d’affrontements directes des ambitions antagoniques pour les présidentielles de 2003, et qu’elle est perçue par tous les prétendants au pouvoir comme une organisation de circonstance où chacun doit manœuvrer pour apparaître aux yeux de l’opinion comme un leader œuvrant plus que tous les autres pour l’union de l’opposition. En tout état de cause, aucun d’entre eux n’a jugé bon de céder le pas afin de permettre de dégager un candidat unique de l’opposition pour le scrutin en vue, alors que tous les opposants les suppliaient de ne pas aller aux élections en rang dispersé.
Ils se sont tous bruyamment engagés dans la campagne électorale, certains d’entre eux comme juste pour marquer le coup en faisant les figurants dans la logique de la plus pure politique-spectacle, puisqu’ils vont se retirer quelques jours plus tard, en s’abstenant, en plus, de donner clairement une consigne de vote en faveur d’un autre candidat de l’opposition.
La situation politique créée le jour même de la mort d’Eyadema était d’une gravité extrême pour le pays, et une occasion rêvée pour l’avancée de la lutte d’opposition. On aurait pu penser que dans une telle situation, les éternels prétendants au pouvoir allaient taire chacun son ambition personnelle au profit de l’intérêt général de tous les opposants au régime, afin de favoriser, sans hypocrisie, la désignation sans délai d’un candidat unique, et permettre ainsi à l’opposition toute entière de disposer du temps nécessaire pour mobiliser la population autour de ce candidat unique.
Mais comme d’habitude, les calculs politiciens accompagnés de chamailleries grotesques ont pris le dessus au sein de la “Coalition des 6”. Les partis membres du groupe avaient fini tout de même par afficher un nom sans y croire, tout comme en juillet 1993 ; ils y croyaient d’autant moins que ce candidat et son parti n’ont vu dans cette nomination qu’un triomphe de leur organisation sur les autres, et non pas une sorte de pacte de sang qui devrait rendre l’opposition plus forte et la mettre en mesure de faire face aux dures épreuves qui se préparaient alors.
A tort ou à raison, un des partis de la dite “Coalition” n’arrêtera pas jusqu’aujourd’hui de revendiquer sa récompense en termes de “retour de l’ascenseur”, comme si la lutte du peuple pour la démocratie pouvait être réduite à un petit jeu de donnant-donnant entre frères-ennemis.
Je sais que nombre de Togolais de la mouvance de l’opposition détestent que l’on porte un regard critique sur les faits et comportements des responsables politiques, surtout si ceux-ci sont des leaders du courant majoritaire de l’opposition. “Eux au moins font quelque chose” disent-ils. Je suis porté à comprendre ceux-là.
Mais en même temps, j’estime que la critique est une des composantes indispensables du fonctionnement normal de la démocratie. Par ailleurs, si la politique conduite au sein de l’opposition devient un obstacle à l’avancée de la lutte d’opposition, il est du devoir de ceux qui se soucient de l’avenir du pays de le faire savoir, au lieu de se taire et courir alors le risque de donner dans la rétention de l’information ou même dans la désinformation.
La critique portée sur les faits et gestes de ceux qui nous gouvernent ou aspirent à nous gouverner est un comportement civique indispensable à la vitalité de la lutte d’opposition, surtout s’il s’agit d’une critique assortie de propositions de réorientation politique. C’est une garantie de démocratie.
La lutte en cours pour le changement démocratique est une affaire sérieuse et dangereuse. L’opposition a déjà payé trop cher en termes de sacrifices en vies humaines, sans compter tous les autres. Il ne s’agit donc pas de faire “au moins quelque chose”, mais de définir et de conduire une politique d’opposition de nature à rendre le changement politique possible, au lieu de conforter continuellement le régime de dictature.
A l’occasion du présent scrutin du 04 mars 2010, la question de la candidature unique est posée dans les mêmes conditions et dans les mêmes termes qu’avant, et avec les mêmes comportements de pharisiens. Tous ces prétendants au pouvoir déposent chacun sa candidature, tout en appelant haut et fort à la candidature unique. Le cas le plus schématique est sans aucun doute celui de Kofi Yamgnane, qui se donne pourtant pour un homme sérieux. Mais le cas du CAR n’est pas moins révélateur du même état d’esprit, tout comme celui de la CDPA, de l’UFC et des autres partis du courant majoritaire de l’opposition.
Pour ce qui concerne par exemple l’UFC et le CAR, ces deux partis ont laissé croire abusivement à qui veut les entendre qu’ils sont en pourparlers pour dégager un candidat unique. Il est vrai que dès le lendemain de son congrès tenu les 17-18 juillet 2008, l’UFC avait annoncé la candidature de Gilchrist Olympio aux présidentielles de 2010, et proclamé alors son intention de rassembler autour de son candidat. Une tentative évidente de couper l’herbe sous les pieds des concurrents traditionnels du courant majoritaire, comme ce fut le cas, sept ans plus tôt, Huit jours après le grand meeting organisé par ce parti le 13 janvier 2003 à Agoe en mémoire de Sylvanus Olympio.
Une pratique politique haïssable parce qu’il s’inscrit si bien dans la logique de la course concurrentielle entre partis d’opposition pour le pouvoir, et parce qu’il est pour cela de nature à diviser l’opposition et non pas à rassembler contre le régime de dictature. Mais de son côté, le CAR n’a pas cessé, dans le même esprit de compétition entre partis d’opposition de proclamer, et avec une forte charge de démagogie, la nécessité pour l’opposition de se donner un candidat unique, tout en mijotant son dossier de candidature pour le même scrutin.
Ces pratiques politiques traduisent un fait permanent dans les relations entre les leaders opposants ondoyants qui, depuis la conférence nationale, ont transformé la lutte populaire pour la démocratie en une concurrence sans merci entre eux pour le pouvoir. Au-delà des professions de foi publiques pour la candidature unique, le discours est tout autre derrière le rideau : “La candidature unique ? Oui, mais à condition que je sois le candidat unique… ; si non, pas de candidature unique du tout”. C’est ce même double langage qui a marqué le discours sur “l’union de l’opposition” tout au long de la lutte d’opposition pour la démocratie.
Que ce soit pour la question de l’union de l’opposition ou pour celle de la candidature unique, ces comportements des chefs des partis du courant majoritaire de l’opposition, comme ceux des autres prétendants au pouvoir, peuvent paraitre déroutants pour le premier venu sur la scène politique togolaise. Mais ils ne sont guère surprenants, si l’on a suivi pas à pas, ou vécu au quotidien l’évolution de la situation au sein de l’opposition dès avant la Conférence nationale. Ils laissent voir que dans le contexte politique actuel du Togo, la question de la candidature unique est bien plus complexe qu’elle ne paraît. Et qu’elle l’est bien plus encore dans le cas de ces élections de 2010.
Dans tous les cas, en admettant même qu’un candidat unique se dégage demain de cette situation politique scabreuse, le problème politique togolais ne sera pas résolu pour autant. Car, ce problème n’est ni celui d’une candidature unique, ni celui d’un opposant charismatique, ni celui d’un nouveau rédempteur qu’il faut trouver ou se donner. C’est d’abord un problème d’organisation de la lutte d’opposition sur des bases politiques moins ambiguës, plus claires et plus conformes aux aspirations populaires. Tant qu’il ne sera pas résolu, la grande majorité de la population continuera de vivre dans des conditions difficiles, qui sont déjà tout au long du règne d’Eyadema, des conditions de grande pauvreté et de grande misère populaires.
C’est pour ces raisons que la CDPA-BT avait commencé à souligner, dès 1999, la nécessité de faire émerger de la masse de la population une force alternative d’opposition. Il importe que les Togolais s’en souviennent au lendemain du scrutin du 04 mars 2010.
Lomé le 14 Février 2010.
Pour la CDPA-BT
Son Premier Secrétaire
Prof. E. GU-KONU